Qui croit vraiment qu’une société sans risque est possible ? [Courrier international d’après AD-Rotterdam, Juillet 2021]

Cette semaine, Irene van den Berg, une journaliste néerlandaise, se demande après plus d’un an de pandémie, quel est le prix de la prudence : à trop vouloir se prémunir des dangers, ne risque-t-on pas parfois de passer à côté de ce qui fait l’intérêt de l’existence ?

Il fait grand vent. Dans le jardin, les branches du poirier se balancent violemment, les chaises sont tombées. Debout à la fenêtre, ma fille observe ce qui se passe dehors. “Je pourrai aller à l’école demain ?” demande-t-elle. “Évidemment”, fais-je, étonnée. Mais, pour elle, ce n’est pas si évident : “Parce que la dernière fois qu’il y a eu du mauvais temps, nous avons dû rester à la maison.”

C’est vrai, quand il a neigé, en début d’année, l’école a trouvé dangereux d’envoyer les enfants dehors. Et ce après des mois de fermeture des établissements scolaires à cause du Covid.

Nous élevons une génération d’enfants en sucre, me dis-je. Bientôt, nos gamins n’auront le droit de sortir que lorsqu’il fera 20 degrés et qu’il n’y aura pas un souffle de vent.

La sécurité avant tout. L’an dernier, ces mots étaient sur toutes les bouches : des politiques aux virologues, des directeurs d’école aux professionnels de santé. Mais une société où la sécurité passe avant tout est-elle vivable ? Même en l’absence de neige ou de coronavirus, personne ne peut me garantir que ma fille est à 100 % en sécurité lorsqu’elle va à l’école. Une mauvaise chute d’un portique, un automobiliste qui la voit trop tard, un morceau de fruit coincé dans sa trachée : si je veux protéger ma fille de tout, elle ne sortira plus de la maison.

Le prix fort

“La vie, on en meurt”, chantait déjà [l’artiste néerlandais] Robert Long. Dès que nous sortons de notre lit, nous nous exposons à des dangers. Heureusement, nous n’y pensons pas toute la journée. Jusqu’à ce que quelque chose tourne mal et nous rappelle l’existence d’un danger. Nous avons alors tendance à être obnubilés par ce danger particulier. À chaque catastrophe, le réflexe des autorités est de fixer de nouvelles règles : quand, à Berlin, en 2016, un terroriste a foncé avec son véhicule dans la foule d’un marché de Noël, aussitôt, dans toute l’Europe, les marchés et autres manifestions ont été protégés par des blocs de béton – et ces dispositifs de protection ont mis du temps à disparaître.

L’idée sous-jacente semble être que les catastrophes ne font pas partie de la vie, et que l’on peut s’en prémunir avec des règles de conduite et de sécurité, des dispositifs de protection et des protocoles. Mais cette sécurité, nous la payons parfois au prix fort. La fermeture des écoles qui devait nous protéger contre le coronavirus a provoqué du retard scolaire, une baisse des résultats des élèves et une augmentation des cas de maltraitance d’enfants. Cette “sécurité avant tout” ne fait-elle pas plus de dégâts que ce que nous voudrions ? Et fait-il vraiment bon vivre dans une société qui ne tolère pas le moindre risque ?

D’après Hans Boutellier, professeur en sciences sociales à l’université libre d’Amsterdam, ce fort besoin de sécurité découle de l’individualisation croissante de la société. Dans son livre L’Utopie de la sécurité,il décrit comment, dans les années 1970 et 1980, le décloisonnement des groupes sociaux et la laïcisation de la société sont allés de pair avec un désir croissant de sécurité.

Les gens étaient à la recherche de quelque chose qui les réunisse, d’un dénominateur commun.”

Le livre est sorti en 2002 aux Pays-Bas. Depuis, d’après Bouteiller, notre besoin de sécurité n’a fait qu’augmenter. L’arrivée des réseaux sociaux a exacerbé l’attention portée à l’individu, et nous attachons davantage d’importance aux sentiments et aux opinions personnelles : “Mes émotions d’abord”,résume le professeur. Sur des plateformes comme Twitter ou Facebook, les peurs, réelles ou non, loin d’être relativisées, se propagent à la vitesse grand V. “La peur est une émotion puissante. Une personne qui a peur ou qui se sent victime capte souvent beaucoup d’attention sur les réseaux sociaux.”

Risques calculés

Ce besoin de sécurité n’est pas propre aux Pays-Bas ; ce serait plutôt quelque chose d’occidental, estime Hans Boutellier. Cette illusion selon laquelle la vie doit être exempte de risques vient aussi du fait que nous croyons une telle vie possible, ajoute-t-il.

Nous vivons à une époque où tout le monde veut vivre de grandes aventures et de beaux voyages, mais en restant assis dans un autocar climatisé.”

Selon Jop Groeneweg, spécialiste des questions de sécurité dans la santé à l’université technique de Delft, les gens sont prêts à prendre des risques lorsqu’un avantage est en jeu. Il prend l’exemple d’un verre de bière. “La consommation d’alcool présente des risques pour la santé. Mais comme nous apprécions de boire de l’alcool, nous acceptons de prendre ces risques.”

C’est le cas de Paulien van der Werf, 28 ans, qui vit à Groningue et est une adepte des “risques calculés”. À 26 ans, elle a quitté son emploi et le logement qu’elle louait. Aujourd’hui, elle est gardienne de maisons et se déplace généralement avec sa tente. Elle adore voyager seule, elle fait de l’auto-stop ou dort chez des gens, sur le canapé. En ces temps de coronavirus, elle se balade toute la journée et sonne le soir chez des inconnus pour leur demander si elle peut planter sa tente dans leur jardin. “Je suis morte de trouille. Chaque fois, j’ai peur que les gens m’envoient promener. Mais cela arrive rarement.” Elle a par ailleurs parfaitement conscience que, en tant que jeune femme, elle court des risques en montant dans la voiture d’un inconnu ou en allant dormir chez une personne qu’elle ne connaît pas.

Je peux tomber sur quelqu’un de malintentionné. Mais le risque à long terme, celui de me retrouver rongée par le regret à 80 ans parce que j’aurai mené une petite vie toute sage, ce risque me fait bien plus peur.”

Un gouvernement antiviral

Il en va tout autrement des risques dont on n’attend pas (ou peu) de bénéfices, par exemple lorsqu’on est exposé à de l’amiante ou à des rayonnements radioactifs. Et des risques que l’on comprend mal, comme ceux de la 5G ou d’un nouveau vaccin. Dans ces cas-là, nous voudrions réduire les risques à zéro. Ou plus exactement : nous pensons que les autorités ont le devoir d’éliminer les dangers potentiels.

Or, à trop nous appuyer sur les autorités pour lutter contre les risques, nous courons un autre danger : celui de créer ce que Hans Bouteiller appelle un “gouvernement antiviral”.C’est-à-dire un pouvoir qui se retourne contre tout ce qui paraît indésirable et pourrait représenter le moindre danger. Pas seulement les virus, mais aussi les idées et comportements “dangereux” qui pourraient se propager.

C’est le scénario catastrophe qui est en train de se produire en Chine. Là-bas, il est tout à fait normal d’être constamment surveillé par des caméras. Une personne qui brûle un feu rouge voit son visage s’afficher sur des écrans placés de l’autre côté de la rue – parfois, ces écrans donnent même le nom et le numéro d’identification de la personne. “Nous en sommes encore loin aux Pays-Bas. Mais nous devons être vigilants, nous devons faire attention de ne pas aller dans cette direction”, explique le professeur.

L’occasion d’une réflexion

J’espère que nous pouvons encore inverser la tendance. Jamais dans mes quarante-deux ans d’existence les autorités n’étaient autant intervenues dans ma vie que l’an passé. C’est la capitale, La Haye, qui a décidé du nombre de personnes que je pouvais inviter chez moi, si je pouvais ou non prendre ma famille et mes amis dans les bras, si et où je pouvais partir en vacances, où je devais travailler, ce que je devais porter sur le visage, si je devais rester chez moi, etc. Tout cela pour notre sécurité.

Selon Hans Boutellier, nous nous trouvons à l’heure actuelle à un carrefour. La crise du coronavirus peut nous aider à voir les choses autrement. “Le Covid est un réel danger, et je comprends les mesures prises par le gouvernement. Mais nous avons aussi vu les conséquences économiques et psychiques d’une politique axée exclusivement sur la sécurité.” Il espère que cette crise sera l’occasion de nous interroger : “Je souhaite que les citoyens et les politiques réfléchissent au type de société auquel ils aspirent.”

Personnellement, je voudrais une société où la sécurité ne prime pas sur tout, j’aimerais que nous comprenions que le risque zéro est une illusion. Il y a des gens qui meurent dans des accidents de la route, en tombant dans les escaliers ou à cause de fous dangereux. Si nous voulons réduire tous les dangers à zéro, nous le paierons cher. Comme le dit un dicton : qui ne risque rien risque tout.


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