Extrait #67 – J.-B. Bossuet [Le sermont sur la mort, 1662]

Maintenant, qu’est-ce que notre être ? […] Voici la belle méditation dont David s’entretenait sur le trône et au milieu de sa Cour. […] « Voici que vous avez fait de mes jours mesurables et ma substance n’est rien devant vous. » Non, ma substance n’est rien devant vous, et tout l’être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n’avait été. Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d’elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’un seul trait toute votre vie, s’ira perdre lui-même, avec tout le reste, dans ce grand gouffre du néant. Il n’y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes : la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; « même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. »

Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. La nature nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit demeurer éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.

Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verrons passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. Ô Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. Ô fragile appui de notre être ! ô fondement ruineux de notre substance ! […]

« In imagine pertransit homo. » Ha ! vraiment l’homme passe de même qu’une ombre, ou de même qu’une image en figure ; et comme lui-même n’est rien de solide, il ne poursuit aussi que des choses vaines, l’image du bien, et non le bien même … Que la place est petite que nous occupons en ce monde ! si petite certainement et si peu considérable, qu’il me semble que toute ma vie n’est qu’un songe. Je doute quelquefois, avec Arnobe, si je dors ou si je veille. Je ne sais si ce que j’appelle veiller n’est peut-être pas une partie un peu plus excitée d’un sommeil profond ; et si je vois des choses réelles ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et de vains simulacres…


Une réflexion sur “Extrait #67 – J.-B. Bossuet [Le sermont sur la mort, 1662]

  1. Oui,mais de quoi se plaint-il Bossuet? La vie est trop courte. C’est vrai, profitons en alors. On ne laisse pas de traces de son passage sur terre? En ce qui le concerne,il s’est trompé. Quant aux communs des mortels,ils n’en laissent que dans la tête et le coeur de ceux qu’ils ont aimés. Une génération, deux peut-être. C’est à la fois peu et beaucoup. A moins d’être un artiste connu et reconnu,un auteur,un compositeur,un inventeur,un illustre personnage. A moins aussi, hélas, d’avoir été un monstre comme Hitler,Staline,Landru et beaucoup d’autres encore!…

    Dans ma vie de terrien anonyme, j’ai malgré tout le sentiment d’avoir redonné une seconde vie à beaucoup de fossiles enfermés dans leur gangue depuis des millions d’années. Et c’est vrai aussi de nos ancêtres illustres ou inconnus,inconnus surtout que j’ai réussis à relier, formant une chaîne que je ne prétendrai pas ininterrompue. Je sais d’où je viens, d’autres croiseront ma route plus tard. L’espoir fait vivre.

    J’aime

Laisser un commentaire